WOYZECK
ET LE CABINET DU DOCTEUR NARCOTIQUE
DEUX SPECTACLES SYNCHRONISÉS DE PHILIPPE VINCENT
Woyzeck est pour moi une pièce problématique. Premièrement, parce qu’elle pose le problème crucial de la responsabilité. Souvent elle a été montée de manière tendancieuse montrant que Woyzeck manipulé n’était pas entièrement responsable de ses actes. Mais, reprenant le texte de Matthias Langoff écrit en 1980, il me paraît maintenant difficile de garder cette position. La lecture politique de la pièce semble beaucoup plus complexe et la figure de l’asocial réapparaît, nous montrant aussi la méchanceté naturelle de Woyzeck. Ensuite, parce que les écrits scientifiques de Büchner, écrits à la même période de sa vie, répondent de manière surprenante au sujet de cette pièce. Les deux préoccupations de l’auteur à cette époque (1836-1837), scientifique et théâtrale, sont-elles issues de la même fibre ? Il n’est pas vraiment possible de mettre de côté l’inachèvement de cette pièce. Chaque version choisie implique alors une autre version possible. Une image dans un miroir qui se reflète dans un miroir qui se reflète dans un miroir qui se reflète…, à l’infini.
“La découverte progressive des différentes facettes de l’œuvre de Büchner ne fut pas sans effet sur la réception de son théâtre: on prit la mesure de l’imbrication de ses diverses activités, l’anatomiste, le philosophe, l’écrivain, l’agitateur politique.
Büchner n’est donc pas seulement un auteur dramatique. Son ambition ne fut pas de renouveler le drame historique, la comédie romantique ou de fonder le Schicksalsdrama (drame du destin) des anonymes. Il se réfère certes à des genres alors répandus et leur emprunte divers artifices ou procédés de composition, mais son ambition est d’une autre nature. Ses pièces de théâtre présentent un caractère expérimental, comme si le théâtre était pour lui une sorte de table où autopsier conjointement la littérature dramatique et la société, la révolution (française) dans La Mort de Danton, l’amour, la jeunesse et l’ennui de vivre dans Léonce et Léna, la condition humaine, la folie et le meurtre dans Woyzeck“.
Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil.
Le texte “Sur les nerfs crâniens“, une leçon d’examen prononcée à Zurich en 1836, peut se résumer ainsi : “Est-ce que nous avons des mains pour prendre, ou attrapons-nous parce que nous avons des mains ? “
En déclinant cette question sur la finalité des organes ou des objets nous arrivons à plusieurs questions.
Woyzeck tue-t-il parce qu’il a un couteau, ou achète-t-il un couteau pour tuer ?
“La méthode téléologique se meut dans un cercle éternel en posant en principe les actions des organes comme des finalités. Elle dit par exemple : si l’œil doit remplir sa fonction, la cornée doit être maintenue humide et ainsi une glande lacrymale est nécessaire. Celle-ci est donc présente pour que l’œil soit maintenu humide et l’apparition de cet organe est ainsi expliquée. Il n’y a rien à demander de plus, -la conception opposée dit au contraire: la glande lacrymale n’est pas là pour que l’œil reste humide mais l’œil devient humide parce qu’une glande lacrymale est là, ou, pour donner un autre exemple, nous n’avons pas des mains pour pouvoir prendre, mais nous prenons parce que nous avons des mains. La plus grande finalité possible est la seule loi de la méthode téléologique; mais, à présent, on s’interroge naturellement sur la finalité de cette finalité et ainsi fait-elle tout aussi naturellement à chaque question un progressus in infinitum“.
Georg Büchner : Sur les nerfs crâniens – Leçon d’examen, prononcée à Zurich en 1836.
Le cas Woyzeck parce qu’il questionne, invite à l’expérimentation. À l’intérieur même de la pièce, il est un sujet d’étude pour le docteur. Celui-ci le nourrit exclusivement de pois pour observer son comportement.
Comme à tout scientifique, se pose la question de savoir si la mise en situation du sujet n’influence pas son comportement. Si l’expérience est transparente.
Pour Woyzeck, le fait d’être observé par le docteur, modifie-t-il ses actions ?
C’est à chaque fois un trouble quand je regarde l’émission de télévision “Striptease“, un doute sur l’attitude des personnes filmées. On a toujours l’impression que la caméra n’est pas là et que les gens vivent comme cela d’habitude. Mais feraient-ils vraiment ça si la caméra n’était pas là ? Ce quart d’heure Andy Warholien, cette exposition médiatique, nous fait douter de sa véracité.
Le projet Woyzeck s‘envisage donc sous une forme double. Deux spectacles, l’un regardant l’autre à travers une vitre sans tain. Les deux spectacles se jouent en totale synchronisation (l’un dans la petite salle, l’autre dans la grande salle). Les comédiens jouent dans les deux spectacles et passent d’une salle à l’autre durant les représentations.
WOYZECK
Dans la grande salle, une équipe de tournage, composée d’un opérateur image (avec une caméra montée sur un stedicam) et d’un preneur de son, suit Woyzeck. Woyzeck sait qu’il est filmé, observé. Le décor inspiré des fêtes foraines est uniquement constitué de lumières : lampes, néons, ampoules, enseignes lumineuses et de diverses brumes, fumée, brouillards… Woyzeck détient un pouvoir, celui d’être observé. Il sait se placer devant la caméra, attendre que l’équipe de tournage soit en place, pour une action importante. Les spectateurs visualisent sur un grand écran ce qui est filmé par l’opérateur. Quand Woyzeck sort du plateau pour aller acheter un couteau au cabinet du docteur Narcotique, il est suivi par l’équipe de tournage, les spectateurs assistent alors à la scène comme au cinéma.
LE CABINET DU DOCTEUR NARCOTIQUE
La deuxième pièce : Le Cabinet du docteur Narcotique est une évocation de celui de Caligari dont l’action se situe également au début du XIXe siècle.
C’est un monde scientifique, politique, dont l’accès est réservé à une minorité (la jauge pour ce spectacle est limitée à 40 personnes). Il est relié à l’autre monde par des fils (audio-vidéo). C’est un antre, une salle de montage, dans lequel on synchronise les deux mondes, une cellule de crise. On contrôle, on observe, on manipule. On y observe bien sûr la grande salle et le déroulement de la pièce. On commente, on analyse, on provoque, on met en situation. Composée par le musicien Bob Lipman, la musique y est jouée live et diffusée dans la grande salle. Elle s’inspire des Musiques Mécaniques de Carla Bley.
À la fin de la pièce, après que Woyzeck soit venu acheter son couteau dans le cabinet du docteur Narcotique, les deux mondes se rejoignent. Les spectateurs de la petite salle se retrouvent sur le plateau de la grande salle et assistent comme derrière un miroir sans tain (derrière un tulle) à la dernière scène de la pièce, le meurtre de Marie.
“Woyzeck est une pièce emblématique non seulement de l’impossibilité des petites gens d’accéder au langage, à formuler de manière claire les causes de leur mal et à y apporter des solutions, mais aussi du refus de l’auteur de la vision globale, du point de vue du général sur la société qu’il décrit. L’aporie de Woyzeck est donc également celle de Büchner. Mais contrairement à son personnage, l’auteur a trouvé les moyens de maîtriser par le théâtre la conscience aiguë qu’il a du monde.“
Jean-Louis Besson.
Maintenant, reste à savoir si cette manipulation est réelle ou rêvée, comme les voix qu’entend Woyzeck et qui le poussent au crime de Marie.
Chaque spectacle est autonome : si des personnes veulent voir les deux spectacles, ils doivent venir deux soirs. Le lien entre les deux spectacles est ténu, juste un fil qui permet la manipulation, il n’est pas forcément visible par les spectateurs. L’important, c’est cette sensation que l’on ne voit pas tout, qu’il se passe quelque chose ailleurs. Une paranoïa à travers laquelle nous regardons le monde.
“Woyzeck : “Ça marche derrière moi, sous moi (il frappe le sol du pied) creux, tu entends ? Tout est creux là-dessous. Les Francs-maçons !“
La pièce “Le cabinet du docteur Narcotique“, pour ne pas être dogmatique, doit se situer sur plusieurs plans ; c’est en même temps ce cabinet d’expérimentation, et l’intérieur même de la tête de Woyzeck . Comme si Woyzeck se manipulait lui-même.
Philippe Vincent
Texte : Georg Büchner
Traduction nouvelle : Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil
LE CABINET DU DOCTEUR NARCOTIQUE
Montage de Philippe Vincent
d’après Heiner Müller, Saskia Hellmund, Franz Kafka,
Thomas Martin, Georg Büchner, William Burroughs, George Orwell, Didier Lombard…
Mise en scène : Philippe Vincent
Collaboration artistique : Benjamin Lebreton
Musique : Bob Lipman
Décors : Jean-Philippe Murgue
Costumes : Cathy Ray
Lumières : Hubert Arnaud
Vidéo : Pierre Grange
Assistance chorégraphique : Florence Girardon
Avec :
Yves Bressiant
Claire Cathy
Anne Ferret
Mathias Forge
Riad Gahmi
Bob Lipman
Anne Raymond
Philippe Vincent
Et la participation de Brian King live from Los Angeles Via internet
BIO de l’équipe WOYZECK / NARCOTIQUE
Coproduction :
Scènes-théâtre-cinéma ©2009
Théâtre de la Croix-Rousse
CRÉATION 2009:
Ces deux spectacles ont été créés le 5 novembre 2009
Au Théâtre de la Croix-Rousse (Lyon) et représenté en simultané jusqu’au 15 novembre 2009 .
Théâtre de la Croix-Rousse
Place Joannès-Ambre – 69004 Lyon